dimanche 24 mars 2013

Ghassan El Hakim : "Une société sans art est une société d’esclaves"

Pour monter leur prochaine pièce, des artistes lancent “Ara T’Bera3”, un appel au financement participatif sur Internet.
Ghassan El Hakim
A qui s’adresse votre message ? Et de quelle façon souhaitez-vous être soutenus ?

«Ara T’Bera3» s’adresse à toute personne désireuse d’encourager l’art libre et non pas un art «propre» ou «patriote». Nous nous adressons aux citoyens qui considèrent l’art, à l’instar de Joseph Beuyes, comme «une science de la liberté». Une société sans art est une société d’esclaves. Pour nous aider, il suffit d’en avoir la volonté. Nous n’avons pas de compte bancaire officiel, mais plutôt des amis bénévoles partout, connus sous le nom d’«artivistes». Notre seule garantie que cet argent servira à monter la pièce de théâtre est la confiance. Donc, pour nous aider, envoyez-nous un e-mail sur : arabera3@gmail.com en précisant la nature du don que vous voulez faire (tickets de train, café, biscuits, yaourts, etc.)
Présentez votre troupe et la pièce que vous montez...

Il ne s’agit pas d’une troupe mais plutôt d’un ensemble de comédiens, scénographes, clowns et photographes, libres dans leurs démarches de recherche et engagés bénévolement dans le projet. Quant à la pièce, c’est une adaptation ou plutôt un emprunt littéraire de «Kroum l’ectoplasme» de Hanokh Levin, un auteur pro-palestinien de Tel Aviv qui a souffert toute sa vie de la censure par le système d’Apartheid israélien. Cela raconte la misère d’un Mellah au Maroc, une misère enveloppée dans un voile léger de burlesque, forgée dans un cynisme sans fin. Les personnages sont plongés dans un cercle vicieux où se côtoient déceptions, bonheur, rêves et morts. Une recette idéale pour permettre aux comédiens d’explorer un monde clownesque tragi-comique, un abîme pirandellesque. C’est un travail d’auto-identification, qui nous pousse dans nos peurs avec une violence extrême, marié à un humour jubilatoire, empruntant de l’auto-dérision. Comme un jeu de massacre, on rit de nous-mêmes, parce qu’on voit défiler nos vies sur scène.

Pourquoi faites-vous l’impasse sur l’aide étatique ?

Nous avons déjà fait une demande d’aide au ministère de la culture pour l’année 2012-2013 au nom de l’Association Babylon Cult-Art. Notre dossier a été refusé comme plusieurs dossiers de troupes composées pour la majorité de lauréats de l’Institut supérieur d’art dramatique et d’animation culturelle (ISADAC). D’ailleurs, j’aimerais ouvrir la parenthèse pour rappeler que l’État dépense beaucoup d’argent pour former des comédiens et des scénographes durant quatre ans, pour les lâcher après sans statut pour les protéger. Pire encore : pour calmer quelques éléments coléreux, le ministère de la culture leur propose des postes administratifs qu’ils se disputent entre eux. La création au Maroc est saisonnière, elle dépend des aides et des moussems. En tant que chercheur qui respecte ce vieux métier, je déclare mon refus de cette politique, au Maroc on ne crée pas, on attend la saison des aumônes. Quant à la censure, je crois qu’il faut plutôt craindre la censure économique qui touche plein d’artistes dans notre pays. D’où l’idée d’aller chercher cet argent directement chez les gens. Certains diront que c’est de la mendicité, moi je dis que c’est un raccourci qui nous évite plein de magouilles et qui nous permet de créer librement sans être obligés de répondre à plusieurs conditions restrictives. La production participative est un bon moyen pour rester proche des gens et de leurs attentes, c’est une idée qui a été appliquée dans plusieurs pays, surtout pour produire des courts-métrages ou des clips, alors il est temps de l’essayer au Maroc, le pays où la solidarité ne manque pas !

Vous portez un regard sombre sur le théâtre, tel qu’il se fait actuellement au Maroc. Vous estimez qu’il n’aide aucunement à se libérer, qu’il s’agit plutôt, chez nous, d’une machine d’abrutissement. Votre vision pour un meilleur théâtre, plus respectueux de l’intelligence des citoyens ?
Quand on voit le nombre de traductions d’auteurs dramatiques contemporains étrangers faites au Maroc, ou le nombre de textes marocains joués à l’étranger, on ne peut pas être satisfait du résultat. Le théâtre est un art du hic nunc, il traite de ce qui se passe autour de nous, dans nos vies d’aujourd’hui, et même quand ça parle d’événements passés, c’est par rapport à l’impact de ces épisodes sur nos vies présentes. Au Maroc, les pièces de théâtre présentées sur les chaînes nationales ou dans les théâtres démontrent que cet art agitateur est considéré, ici, comme un moyen de divertissement, un outil pour maintenir l’ordre général et la discipline. Or, le théâtre libre permet l’élaboration et, par la suite, l’installation d’une société démocratique. Un théâtre libre n’est possible que dans une société où les libertés individuelles sont intouchables, où le citoyen ne vit pas sous le joug d’une puissance quelconque et où la liberté dans son approche philosophique est le seul sacré. En dehors d’une telle société, le théâtre ne peut que se limiter à son rôle perturbateur, irrévérencieux.
Sana Guessous. La Vie éco
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Mohamed Majd lâche la rampe

Une carrière d’un demi-siècle, une dizaine de films marocains, 85 longs métrages étrangers, le comédien Mohamed Majd fut flamboyant et couvert de lauriers à la télévision et au cinéma jusqu’à sa mort le 24 janvier dernier. Récit d’une vie qui ne fut pas toujours un long fleuve tranquille.
Mohamed Majd
Mohamed Majd, qui s’est éteint aux premières heures du jeudi 24 janvier, dans une clinique casablancaise où il avait été admis en raison de ses difficultés respiratoires, passera sûrement à la postérité, d’abord parce que son art, son goût affûté et son formidable instinct l’ont conduit à occuper une place unique sur la planète spectaculaire ; ensuite parce que son retrait forcé des projecteurs pare d’une aura mythique le souvenir de ses interprétations. «Eteint» est le mot qui convient à cet artiste au long cours qui ne se révéla au grand public qu’à l’âge de soixante ans, caracola treize années durant, puis fit le grand voyage sans préavis, mais sur un triomphe, dans Zéro, où il meurt comme par prémonition, et une promesse, celle de nous enchanter dans Zaynab Nefzaouia (actuellement en post production) où détenant un des rôles principaux, Mohamed Majd se serait surpassé, si l’on en croit la réalisatrice de cette fresque historique, Farida Bourquia. Comment un être qui avait les deux pieds au paradis du cinéma, a-t-il pu être fauché au zénith de sa gloire, de surcroît à une semaine du coup d’envoi du XIVe Festival du film de Tanger (du 1er au 9 février), dont il allait constituer la vedette suprême, et à deux mois de la Xe édition de la rencontre «Cinéma et migrations» d’Agadir (du 4 au 9 mars) qui devait l’honorer ? Mektoub.

Lui qui ne pompait l’air, en manqua et expira
Issu de ce Derb Soltane, à Casablanca, si fécond en théâtreux, Mohamed Majd s’enticha précocement des tréteaux. Il dévorait, avec gourmandise, toute la littérature se rapportant à son objet de désir, ne manquait aucun rendez-vous théâtral et ne se sentait à l’aise qu’avec les personnes qui partageaient sa passion. A ce régime, les métiers du théâtre lui devinrent familiers, il choisit celui de comédien, pour lequel il s’avéra un élève exceptionnellement doué, s’acquittant de son rôle avec une aisance merveilleuse.
En témoignent ses prestations dans La règle et l’exception, adaptation par Abdelkader Badaoui de la pièce éponyme de Bertolt Brecht, ou Les Berbères, œuvre de Abdellah Mesbahi, où Mohamed Majd se montra à son avantage aux côtés des étoiles de l’époque, Mustapha Toumi et Abderrahim Ishaq. Le nouveau venu épatait par sa faculté de donner aux personnages qu’il campait un relief attachant, sans doute parce qu’il déployait un jeu dépouillé de fioritures, d’arabesques ou d’extravagances. En un mot, il ne surjouait pas ; il jouait juste. Nous étions au matin des années soixante du dernier siècle, la route de Mohamed Majd semblait tracée, c’est dans le théâtre qu’il s’accomplirait. Surprise : le prodige se mit à tourner le dos à son amour pour faire le siège d’un nouveau : la télévision, dont il obtint la faveur de prendre part à un feuilleton, Le sacrifice, orchestré par le trio Mohamed Reggab - Abderrahmane Khayat - Ahmed Haïdar, et servi par des comédiens de haut vol tels Mohamed Khalfi et Naïma Lamcharki. Cet épisode met au jour un des traits de la personnalité de Mohamed Majd : son aversion de l’engluement. Il préfère butiner à sa guise plutôt que de s’enfermer dans une pratique. Il était libre, Majd.

Très tôt, l’enfant de Derb Soltane s’enticha du théâtre
L’idylle entre la télévision et Majd vécut ce que vivent les roses ; cédant à son penchant donjuanesque, le comédien découvrit des charmes insoupçonnés au grand écran, et résolut de se convertir en acteur, profession à laquelle il s’initia par correspondance, puis par des stages à l’étranger. Un jeune réalisateur, du nom de Abdelmajid Rchiche, remarqua sa ferveur et sa foi dans son avenir cinématographique. Il en fut épaté. Manière de le mettre en selle, il l’engagea dans ses courts métrages, Six et douze (1968), Forêt (1970), Al Borak (1973). Mais si le talent du novice se mettait à s’exprimer, sa personnalité suscitait la défiance des cinéastes et producteurs installés. Tout se passait comme si cet homme épris de liberté, qui pardonnait mal la médiocrité en général et celle du milieu cinéphilique en particulier, avait été expédié au purgatoire des indésirés. Plus le temps passait, plus Majd prenait conscience de la vanité, ainsi que de la vacuité du milieu du spectacle. Il connaissait tous les tours et les détours du sérail : les grandeurs et les servitudes, les solidarités et les mesquineries, les rites désuets, les éloges de circonstance, les acrobaties diplomatiques entre les clans, les appuis qui élèvent et les peaux de banane qui font choir.

Du théâtre à la télévision, puis au grand écran
Mais les dés de l’histoire roulent. Tant que les consécrateurs haineux régentaient le septième art, Mohamed Majd se voyait assigné à la marche à l’ombre ; avec l’incursion d’une bande de jeunes hussards venus d’ailleurs pour secouer le cocotier, son destin prit une tournure plus radieuse. C’est Nabil Ayouch qui, le premier, osa parier sur ce méconnu, en lui faisant incarner le personnage de Lbahri dans son joyau Ali Zaoua. C’était en 1999, il était presque soixantenaire et pratiquement anonyme, sauf pour les avertis. La qualité de son jeu convainquit critiques et cinéastes, et on le retrouva en 2002 dans le tragique Et après de Mohamed Ismaïl, donnant la réplique à son compère Mohamed Miftah. La même année, il étonna dans le chaleureux Cheval de vent du duo Ahmed Bouanani-Daoud Aoulad Syad, ce qui lui a valu le prix d’interprétation masculine du Festival de Nantes. Dans Mille mois (2003), signé Faouzi Bensaïdi, il composa un grand-père attendrissant. En 2004, Nabil Ayouch, admiratif, l’invita à illuminer Une minute de soleil en moins. Mais c’est dans ce festin spirituel qu’est Le Grand voyage (2006), d’Ismaïl Ferroukhi, que Mohamed Majd se transcenda, déployant un talent incommensurable que le surréaliste En attendant Pasolini (2008), réalisé par Daoud Aoulad Syad, vint confirmer, et le glauque Zéro (2012), de Noureddine Lakhmari, sceller.
Anonyme pendant longtemps, Mohamed Majd prit sa revanche sur le destin à 60 ans
Mohamed Majd était revenu de loin, de très loin. Ignoré la plupart de sa vie, il connut la gloire du jour au lendemain. Juché sur ce piédestal jusqu’à son départ pour l’autre monde, il ne faisait pas de cinéma. Discret jusqu’à la moelle, le narcissisme n’était pas sa pente, ni donc la confidence. Il pratiquait la pudeur avec méthode et sourire. Dans ce dernier affleurait un peu de mélancolie. Il parlait doucement, en se méfiant des grands mots qui font passer pour un donneur de leçons. Il se montrait courtois, mais se liait rarement d’amitié. A cause de sa superbe qui refusait toute compromission, il fut assimilé à Alceste, le misanthrope de Molière. Ce qui nous touchait, c’était que la misanthropie de Majd n’était pas une aversion pour le genre humain, mais un refus de pratiquer l’hypocrisie sociale. Comme le héros de Molière, il aurait pu s’exclamer : «Je veux qu’on soit sincère et qu’en homme d’honneur, on ne lâche  aucun mot qui ne vienne du cœur».
Mohamed Majd n’était pas seulement un nom de légende à faire saillir les rêves, il constituait aussi un des rares acteurs marocains dont la réputation franchit les frontières, grâce aux nombreux films, 85 précisément, qu’il a tournés sous la conduite de cinéastes étrangers.
Dès 1976, il a joué dans Le Message, du réalisateur américain d’origine syrienne, Mustapha Akkad, aux côtés d’Irène Papas et Anthony Quinn. En 1990, il s’illustra dans Les Mille et Une Nuits, de Philippe de Broca, tourné au Maroc. Puis, il se fit remarquer dans Syriana (2005), mis en images par Stephen Gaghan, et rehaussé par la présence de George clooney et Matt Domon. L’année suivante, Mohamed Majd partageait l’affiche avec Roschdy Zem dans Indigènes, du Franco-Algérien Rachid Bouchareb. Il a été également dirigé par Richard Stroud (dans le téléfilm Deadline), François Luciani, Bernard Stora, Pierre Aknine, Stéphane Kurk, Harry Winer, Florent Emilio Siri, auteur de L’ennemi intime, où Benoît Maginet et Albert Dupontel tiennent la vedette, ou encore le Roumain Radu Mihaileanu, dont La Source des femmes fit sensation.
Entier, sentimental, affranchi des conventions, Mohamed Majd était admiré des cinéphiles les plus aguerris. Surtout qu’il n’avait pas son pareil pour faire palpiter un film, sans chercher l’effet, et transmuer un navet ou nanar en bout filmé regardable. C’est de ce prodige-là que la scène marocaine est aujourd’hui orpheline, et c’est une perte irréparable.
Et-Tayeb Houdaïfa. La Vie éco
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Scénario catastrophe

L’écriture des scénarios, cette étape pourtant primordiale dans le processus de création des films, est, hélas, souvent bâclée au Maroc. Précaire et peu valorisé, le métier de scénariste profitera peut-être, cela dit, de l’augmentation de la production cinématographique.
Scenario catastrophe
Jamal Belmahi fait un travail exaltant. Il imagine des intrigues, des rebondissements, ourdit des complots, compose des univers, y fait vivre des personnages exécrables, drôles, attendrissants ou ambigus… Bref, il est très doué pour raconter des histoires. Mais, contrairement à un romancier, vous ne verrez pas son nom trôner sur la couverture d’un livre. Avec un peu de chance, vous l’apercevrez dans le générique d’un film qui vous aura plu. Les Chevaux de Dieu, le chef-d’œuvre de Nabil Ayouch, par exemple. Car Jamal Belmahi en est le scénariste.
Dans ce cas précis, le jeune auteur n’a pas eu grand-chose à «inventer». Il s’agissait plutôt d’«adapter» le livre de Mahi Binebine, Les Étoiles de Sidi Moumen (Flammarion). Fallait-il «simplement» synthétiser ce roman, en fournir une pâle copie dégraissée ? Certainement pas. «La difficulté est de prendre ses distances par rapport au roman, de se séparer de certains personnages, d’éléments de style, etc., explique Jamal Belmahi. L’écriture scénaristique est plus contraignante que la littérature. Il y a la limite du temps, bien sûr -le film doit plus ou moins durer deux heures-, mais ce n’est pas le seul frein. Nous ne percevons pas les images d’un film de la même manière que nous construisons celles qu’un roman nous propose. Le cinéma exige une forme de simplicité et d’unité qui le caractérise. On passe réellement d’un langage à un autre. Le mot adaptation est bien choisi».

Un document «utile et inspiré»
Il y a aussi les scénarios inspirés de faits divers, de figures historiques marquantes ou de personnages de moindre envergure, croisés au quotidien. «L’amorce peut également venir d’un autre film, d’un thème, d’un morceau de musique ou tout simplement d’une idée imposée», poursuit le scénariste. Peu importe l’idée de départ, l’essentiel est de bien préparer la phase d’écriture : construire le canevas de l’histoire, définir ses grands moments d’articulation, fignoler les personnages, veiller à ce que la trame illustre le thème choisi… Autant d’ingrédients qui participent à la réussite d’un texte. Mais, attention ! la seule dimension créative ne suffit pas à faire un bon scénario. «Au-delà du ton, du propos, du style, de ce qu’on appelle parfois l’univers, ce qui fait la particularité du scénario par rapport au roman, c’est qu’il constitue aussi un outil pour un ensemble de personnes : financiers, réalisateurs, acteurs, opérateurs, costumiers, maquilleurs, etc. C’est un document éphémère, qui disparaît à mesure que le tournage avance. Un bon scénario serait donc un document utile et inspiré avec une grande capacité de dissolution. Rien de pire en effet, lorsque l’on regarde un film, que de sentir qu’il existe un scénario !», prévient Jamal Belmahi.
Plus prosaïquement, «un bon scénario est un scénario qu’on arrive à vendre à un bon réalisateur qui en fait un bon film». Le scénariste des Chevaux de Dieu peut s’estimer heureux car peu de réalisateurs marocains se montrent pointilleux sur la qualité des scénarios qu’on leur propose. Certains choisissent même de se passer des services d’un scénariste professionnel. «L’insuffisance, l’indigence des scénarios est peut-être le problème le plus épineux du cinéma marocain, regrette Ameur Cherqui, fondateur du Festival cinématographique universitaire d’Errachidia. Nous avons de grands réalisateurs qui font de très belles choses mais qui, hélas, n’ont pas beaucoup de scénarios à se mettre sous la dent». Le critique de cinéma a vu le film Zéro, écrit et réalisé par Nourreddine Lakhmari. Verdict : «Ce que j’ai aimé, c’est une réalisation de maître. Mais l’histoire est très insuffisante. Ce film aurait été mille fois mieux s’il avait eu un bon scénario». Ameur Cherqui est plus sévère pour d’autres longs-métrages en compétition lors du récent festival de Tanger. «Le problème du scénario transparaît également dans le film d’Anouar Mouatassim, A l’aube un 19 février. Nous avons là affaire à un thème central censé être nourri par une multitude d’histoires intimes, parallèles. Sauf que ces histoires se ressemblent toutes et ne servent souvent en rien la thématique principale». Et Jamal Belmahi d’acquiescer : «Bâcler le scénario, ne pas le confier à un professionnel est très regrettable. Je ne le pense pas seulement en tant que scénariste, mais aussi en tant que simple spectateur de films. Que de fois, je me suis dit qu’avec un scénariste, tant de petites (ou moins petites !) fausses notes auraient pu être évitées. Ce sont souvent des choses qui font basculer un film d’un niveau à un autre. J’invite réellement les réalisateurs et réalisatrices marocains à oser la rencontre avec un scénariste. Leur créativité, j’en suis persuadé, n’en sortira que grandie».

Un métier très précaire et peu valorisé au Maroc
Mais pourquoi le scénario est-il le maillon faible du cinéma marocain ? Pour Mohammed Bakrim, notre pays ne forme pas suffisamment de scénaristes. «J’ai, un jour, présenté l’immense acteur égyptien Nour El-Sherif à mes étudiants. Quand ils lui ont dit que leur école ne disposait pas d’un département d’écriture scénaristique, il a été très étonné». Et de marteler : «Trois ou quatre grands noms comme Ahmed Bouanani, Youssef Fadel ou Mohamed Chouika ne suffisent pas». Le critique croit savoir, cela dit, qu’un futur institut public de cinéma prévoit une formation au métier peu valorisé de scénariste.
Peu valorisé… Et précaire. «Cela force une large majorité de scénaristes (dont je fais partie) à cumuler les casquettes, assure Jamal Belmahi. Il faut savoir que même en France par exemple, pays des droits d’auteur, il n’existe pas de statut de scénariste. Voilà ma petite anecdote sur ce sujet. Alors que je vivais à Vienne et que je commençais à peine l’écriture des scénarios, j’assistais à ma première rencontre de l’association des scénaristes autrichiens. Que fut ma surprise de découvrir qu’ils n’étaient pas là pour échanger des idées sur l’écriture de scénarios, mais pour discuter de leurs soins dentaires et des remboursements éventuels de la sécu. J’ai vite compris dans quoi je mettais les pieds !»
Le scénariste reste, malgré tout, optimiste. «Je pense que l’augmentation de la production de films marocains va renforcer le statut du scénario. Des jours plus heureux devraient donc s’annoncer pour nous». Le critique Mohammed Bakrim partage cet espoir : «Nous sommes passés d’une époque où le réalisateur faisait tout lui-même à une autre où les choses se professionnalisent, où il y a de la demande en matière de scénarios de films, mais aussi de séries, de téléfilms, etc. Beaucoup de jeunes arrivent sur le marché et commencent à se structurer pour mieux défendre leurs intérêts artistiques, contractuels et financiers. Rien n’est plus efficace que la prise de conscience des concernés pour acquérir leurs droits et améliorer leurs conditions».
Sana Guessous. La Vie éco
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Fouad Guessous : «Nos cinéastes et hommes de théâtre s’intéressent si peu au melhoun»

Dans son dernier livre, le féru du melhoun, Fouad Guessous, se penche sur la thématique du «Harraz», du «cerbère» dans l’imaginaire et le patrimoine populaire marocain.
Fouad Guessous
Que signifie le «Harraz» dans l’art du melhoun ? Et pourquoi avoir choisi d’approfondir ce thème en particulier ?
Le terme «harraz» a pour racine le verbe arabe «haraza» qui veut dire «garder, surveiller» et de l’expression «hariz», qui signifie «inaccessible». «Harraz» signifie donc gardien, geôlier, cerbère, par référence au chien féroce chargé, dans la mythologie grecque, de garder les portes de l’enfer. Il était impossible de déjouer sa vigilance ! Dans le genre «harraz», le scénario est toujours le même : un homme s’éprend d’une jeune fille qu’il pense épouser un jour. Survient alors un individu généralement très riche qui va séquestrer la bien-aimée dans un palais entouré de murailles et sécurisé par la présence permanente de vigiles, voire de djinns... Le «harraz» est donc le geôlier de la bien-aimée, que l’amant, après d’innombrables et opiniâtres tentatives, finira par vaincre afin de libérer sa promise.  
Le répertoire du melhoun est riche de plus de 50 harraz. C’est dire si ce thème a, aux yeux de ses auteurs, une signification profonde. Un thème qui se différencie des nombreuses histoires d’amour rapportées par les littératures à travers le monde (Roméo et Juliette, Tristan et Iseult, etc.). D’après le melhoun, l’amant finit toujours par retrouver sa bien-aimée.

Trouvez-vous que le melhoun, ce vaste et riche pan de notre culture, soit suffisamment abordé, valorisé par nos écrivains, cinéastes, artistes et «intellectuels» ?

Ce genre «théâtral» a si peu inspiré hommes de théâtre et cinéastes. Même sur les ondes, les temps ont changé : au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la Radio marocaine et plus tard la Radio télévision marocaine, sous l’impulsion de son directeur Abdallah Chakroun, a largement participé à la consécration de cet art plusieurs fois centenaire. Hélas, l’intérêt porté de nos jours par nos radios et télévisions locales demeure timide pour ne pas dire superficiel. Nos voisins algériens apportent manifestement plus de soin et d’enthousiasme à la perpétuation de cet art populaire.
Les inspirations théâtrales actuelles demeurent insuffisantes, celles du cinéma inexistantes ! Pourtant, quiconque lirait ou écouterait un harraz se rendrait vite compte qu’il s’agit d’un véritable scénario qui, le plus souvent, n’a nullement besoin d’adaptation ou de refonte. Les mots remplacent aisément le décor et le public n’a besoin que de ses oreilles et de son attention pour savourer la beauté, la profondeur et la magie du verbe.
Faut-il attendre que quel-ques cinéastes étrangers découvrent la beauté de ce patrimoine littéraire, comme ils avaient découvert la splendeur de notre patrimoine architectural (les riads) ? Ce sera chose faite bien plus tôt qu’on ne le pense !
Certes, nos intellectuels ne méconnaissent pas ce trésor. S’ils l’ont longtemps négligé, on note cependant un regain d’intérêt ou un retour de flamme, puisque certaines facultés de lettres ont maintenant un département melhoun et quelques étudiants commencent à s’y intéresser.

Vous déplorez le peu d’intérêt accordé par la «génération francophone» au melhoun. Comment pourrions-nous remédier à cela et sauver ce patrimoine de l’abandon ?

C’est exactement la question que je m’étais posée il y a une dizaine d’années, lorsque je me suis mis à traduire quelques «quassida» en français. Mon objectif était d’amener ces francophones à retrouver le texte original en arabe marocain, de le posséder comme l’ont possédé nos ancêtres qui n’étaient pourtant pas des cloches. Ceux qui ont lu ou écouté mes traductions ont été séduits par la beauté des métaphores et la splendeur des thèmes évoqués par ce fleuron de la littérature populaire marocaine. Et c’est là ma plus grande satisfaction. Ceux qui méconnaissent le melhoun et ses charmes regrettent cet état dès qu’ils le découvrent. Mais, fort heureusement, nous avons encore de véritables nostalgiques de cette littérature, et nos médias gagneraient à s’y intéresser davantage au lieu de favoriser la promotion de cacophonies notoires.

Que pensez-vous des artistes qui, comme Jamal Nouman, tentent de «moderniser», de «réinventer» le melhoun, de le rendre plus accessible à une ouïe profane ?  

Tout ce qui peut capter de nouveaux adeptes de cet art merveilleux est le bienvenu. Je fais cependant partie de ceux qui pensent que le melhoun n’a pas besoin de changer. La magie des mots n’a nullement besoin de fond musical nouveau. Le mot remplace l’image, le mot crée sa propre image qui se passe de musique. La puissance de l’image ainsi créée, alliée à la puissance du verbe, devient la musique même.
Propos recueillis par S.G.
Sana Guessous. La Vie éco
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«L’hôpital» : la résurrection d’Ahmed Bouanani

Un an après le décès d’Ahmed Bouanani en février 2011, son livre, «L’hôpital», fait renaître des cendres une œuvre mal connue du jeune public. Édité une première fois en 1990 en France, «L’Hôpital» a dû attendre vingt-trois ans pour être enfin réédité au Maroc.
Ahmed Bouanani
Dès les premières lignes, ce récit à la mécanique implacable plonge le lecteur au cœur d’une histoire aussi simple que complexe. Tout se passe dans un hôpital où le narrateur est en séjour médical. Dans le Pavillon C, il côtoie des tuberculeux rejetés par tous et partout. Ils ne reçoivent pratiquement pas de visites familiales. Les infirmiers ne se rendent à leur chevet  que lorsqu’ils sont de passage, pour les débarrasser des plus chanceux que la mort a pu emporter. Le ton est donné d’emblée et la violence est permanente, tant au niveau du discours que dans le déroulement des faits. Le lecteur est projeté dans un univers où la colère s’est transformée en un sentiment de vengeance. Un univers où l’indifférence glaciale nourrit les rapports de force. De force ou de gré, les personnages sont traînés dans ce système établi. Ils en sont des pions garantissant la continuité. Ils sont rodés pour perpétuer les mêmes rôles. Ils portent les mêmes habits, selon l’ascendant psycho-social et la puissance hiérarchique de chacun.

Une langue riche et imagée
Le choix de l’espace où se déroule l’histoire est symbolique. Dans L’hôpital, on ressent l’insouciance hautaine et permanente d’une frange de la société, dont une autre frange est tellement lasse qu’elle ne lutte plus contre. On y revoit les situations actuelles de certains hôpitaux. On y écoute la misère humaine que nul mot ne peut décrire. Les hommes de pouvoir personnifiés par les infirmiers y profitent de leur rôle tout puissant, prétendant que c’est de leur bien-être que l’existence des autres dépend, notamment la survie des patients.
Dans le livre, Ahmed Bouanani s’inspire d’un séjour hospitalier qu’il a réellement vécu. Il ne nomme pas la maladie l’ayant obligé à rester à l’hôpital, mais il parle de quelque chose qui l’«empêche d’être dans un état normal». Au fil du récit, on constate que l’écrivain a fait le choix d’omettre toute indication géographique sur la situation de l’hôpital. Quant aux faits, il ne les bornera par aucun contexte historique.
A travers L’hôpital, Ahmed Bouanani a créé une œuvre immortelle avec brio. Une œuvre que ni le temps ni l’espace ne prennent en otage. Riche de ses expériences de cinéaste et de dessinateur aux côtés de celles d’écrivain et de poète, l’imagination enrichie par les contes traditionnels marocains, Ahmed Bouanani a la rare capacité de faire transformer les mots en images auprès des lecteurs. L’hôpital est un cri qui sort de l’intérieur lorsque plus rien n’est à espérer, au moment où les individus se trouvent impuissants face à la fatalité des structures sociopolitiques.

Ghita Zine. La Vie éco
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Mahi Binebine : joyeux paradoxe

À Casablanca, la Galerie 38 offre sa toute première rétrospective à l’artiste-peintre Mahi Binebine. Agé de 54 ans, dont 20 dédiés à la peinture, à la sculpture et à la littérature.
Mahi Binebine
C’est un gai luron qui peint de sombres tableaux. C’est une énigme sur mocassins, un paradoxe en chair (épanouie) et en os, réjouissant de bonhomie, rougissant de plaisir. Le voilà qui éclate encore de ce rire franc au milieu de tant de visages cireux, de tant de regards résignés, sanguinolents, chargés d’ombres et de misères. «J’évacue toute ma noirceur dans la peinture. C’est pour ça que je rigole tout le temps», explique Mahi Binebine. En se bidonnant, bien sûr.
Est-ce l’air de Tahnaout, à vingt-cinq kilomètres de Marrakech, qui rend léger, euphorique ? Car le peintre y manie la cire d’abeille et les pigments naturels depuis bientôt dix ans. «Oui, je travaille à Al Maqam, une belle résidence d’artistes au pied de l’Atlas. Paisible, pleine d’arbres centenaires. L’odeur d’huile d’olive me chatouille les narines jusque dans mon atelier, grâce au pressoir traditionnel qui se trouve à quelques pas», se délecte l’artiste, sûrement aussi bon vivant que rigolard.  

Un artiste migrateur
Indolent ? Jamais de la vie ! «J’arrive tout juste de Paris pour assister à ma toute première rétrospective à la Galerie 38 de Casablanca». Il reprendra l’avion deux jours plus tard «pour la sortie de mon livre “Le Seigneur vous le rendra” chez Fayard». La semaine suivante, Mahi Binebine retournera sûrement à Casablanca pour le lancement du même roman chez l’éditeur marocain Le Fennec ou pour quelque autre exposition. «Il faut toujours bouger, toujours !», frétille l’artiste.  
«Les hommes sont comme les oiseaux, ils vont là où l’air est le plus respirable», écrit-il, plus sentimental, dans le quotidien français La Croix. À Al Maqam, c’est sûr, l’homme doit respirer à merveille. Mais il garde quand même son deuxième atelier, à 10 000 kilomètres de l’ocre village… à San Diego, en Californie. On ne sait jamais… Le «nomadisme» pourrait reprendre le dessus et la nostalgie ressurgir pour cet «exil douillet» qui a lancé sa carrière de peintre et d’écrivain : dix-sept ans à Paris, la vénérable ville-musée où il se passionna pour les masques et six ans à New York, la nouvelle Ville Lumière où il vécut ardemment sa période semi-figurative. «J’aime les grandes métropoles, le tapage, la fumée», s’exalte Mahi Binebine, oubliant tout d’un coup ses arbres séculaires et sa tranquille poésie à Tahnaout. «Voyager est aussi et surtout artistiquement captivant. Ça me permet de voir d’autres œuvres, d’y confronter les miennes. Il faut toujours être curieux de savoir ce que les autres fabriquent».
Et que se fabrique-t-il en Occident ? «Plein de choses. Des installations, de la vidéo et, enfin ! de la peinture. Il était grand temps qu’elle revienne. On la disait morte, mais elle est toujours là et pour très longtemps». Toujours là et pour un bout de temps aussi, au grand dam du peintre, les Jeff Koons, Damien Hirst et compagnie, ces rois du marketing qui font «un peu d’art et beaucoup de business». «Un requin dans le formol, un crâne plein de diamants ou un chien fait avec des ballons, ça ne me touche pas», tranche Mahi Binebine. Des artistes qui signent des «œuvres» faites «en usine» par 200 ou 300 petites mains, ce n’est pas non plus son style. «Moi, je mets la main dans le cambouis. J’aime ça, j’ai même besoin de ce côté charnel, physique de la peinture et la sculpture».   

Un matheux converti aux arts
Nous revoici face à un paradoxe. Jouisseur, Mahi Binebine est allé se perdre, des années durant, en terre d’exactitude, au fin fond des spirales mathématiques. «Gamin, j’étais en internat où je n’avais rien d’autre à faire que d’étudier. Alors j’ai continué. Après le bac, j’ai fait une maîtrise puis un DESS à Paris et je suis devenu professeur de maths». Des années après, Mahi Binebine a pu faire publier ses romans puis, «quand la peinture a explosé», vivre de son art.
Belle revanche pour cet enfant qui se rêvait «chanteur de charme» et qu’on a empêché de faire des études de musique. Une époque que l’on devine pénible, l’artiste la frôle à peine, d’ailleurs : «J’ai grandi dans la vieille médina de Marrakech, avec ma mère, mes six frères et sœurs. Mon père est parti trop tôt, quand j’avais quatre ou cinq ans. C’est pour ça que je peins ces choses-là», confie l’artiste-peintre en pointant du doigt un tableau sur le printemps arabe puis un autre sur l’immigration clandestine. Et en riant aux éclats, malgré tout. «Les damnés de la terre, les opprimés, ces gens qui veulent exister, se tenir debout, qui en ont marre de se courber, voilà ce qui m’inspire», scande Mahi Binebine, qui voue une immense admiration à sa mère. «Cette femme extraordinaire qui était secrétaire, qui s’est remise aux études, a décroché l’équivalence du bac, une capacité en droit, une licence puis un poste de chef de service dans un ministère à Marrakech. Elle s’est battue, elle y est arrivée. On peut y arriver. Il suffit de s’y mettre, de bosser».
Et d’avoir du soutien. «J’ai rencontré des gens très généreux qui m’ont beaucoup aidé dans mon parcours. C’est pour ça que j’aide toujours les jeunes quand je peux». Mahi Binebine organise, deux fois par an, des expositions collectives pour les artistes débutants en mal de public et de médiatisation. «Huit jeunes ont exposé récemment à l’espace CDG de Marrakech. Des jeunes magnifiques, qui vont m’enterrer bientôt», scande l’artiste. En se tordant de rire, c’est évident.

Brièvement : Mahi Binebine

-  1959 : Naissance à Marrakech.
-  1980 : Arrivée à Paris pour poursuivre des études de mathématiques.
-  1992 : Parution de son premier roman, «Le sommeil de l’esclave» chez Stock.
-  1994 : S’installe à New York. Le Musée Guggenheim commence à acquérir ses œuvres.
-  2002 : Retour à Marrakech.
-  2013 : Première rétrospective à la Galerie 38 de Casablanca (jusqu’au 21 mars). Sortie des «Chevaux de dieu», l’adaptation cinématographique de son roman «Les Étoiles de Sidi Moumen». Sortie du roman «Le Seigneur vous le rendra».
Sana Guessous. La Vie éco
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Le sublime cauchemar américain

Ouvrez ce roman, sans tarder, ouvrez-le et vous verrez, ce sera le seul «effort» que vous ferez, la seule contrainte. C’est un sortilège que ce roman, le premier paragraphe vous aimante, le second vous intrigue, le troisième vous happe et ainsi de suite jusqu’à la fin, qui vous dévore.
cauchemar américain
Extrait :
«Mon conseil à tous les écrivains qui débutent est très simple. Je leur recommanderais de ne jamais éviter une expérience nouvelle. Je les exhorterais à vivre la vie dans toute sa crudité, la prendre bravement à bras-le-corps, l’attaquer à poings nus».
En quelques mots :

Demande à la poussière, roman américain culte, nous invite dans le parcours initiatique d’Arturo Bandini, jeune écrivain qui rêve de l’American Dream et se heurte à la rudesse de la vie. Se rendant à Los Angeles, il rencontre au hasard de sa route Camilla, jeune serveuse dont il tombe fou amoureux et avec qui il forme un couple à la passion autodestructrice.
Mais résumer ainsi ce chef-d’œuvre de la littérature américaine serait trop réducteur. Ce n’est pas seulement le roman d’Arturo, c’est également une ode à la beauté et la déchéance des femmes, à travers des portraits et des personnages poignants, c’est un hymne à Los Angeles dont l’auteur loue la beauté et la magie autant qu’il pleure la poussière qui hante ses rues jusqu’à se déverser dans le désert Mojave ; c’est une plaidoirie contre les bas-fonds de la ville et la misère qui se cache derrière les façades rutilantes de la cité des anges ; et c’est surtout une plongée bouleversante dans l’esprit torturé d’un homme prisonnier de ses rêves, de ses désirs, ses contradictions et ses complexes, et dont la voix porte le roman jusqu’à des hauteurs de lyrisme et d’émotion inoubliables.

L’auteur :

Né en 1909 au Colorado, John Fante est un romancier, essayiste et scénariste américain. Demande à la poussière est le deuxième volet de la trilogie autobiographique qui comprend Bandini (1938, éditions 10/18) et Pleins de vie (1952, éditions 10/18). John Fante est considéré comme le précurseur de la Beat Generation et comptait Charles Bukowsky parmi ses fervents admirateurs.

Ce qu'en pense La Vie éco :
Ouvrez ce roman, sans tarder, ouvrez-le et vous verrez, ce sera le seul «effort» que vous ferez, la seule contrainte. C’est un sortilège que ce roman, le premier paragraphe vous aimante, le second vous intrigue, le troisième vous happe et ainsi de suite jusqu’à la fin, qui vous dévore. De la grande littérature, décrite par Charles Bukowski comme «de l’or trouvé dans une décharge publique».

«Demande à la poussière», John Fante, Edition 10/18, janvier 2002, 271 pages, 100 DH.
Sana Guessous. La Vie éco
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L'Batoir de toutes les convoitises

Les anciens abattoirs de Hay Mohammadi, bientôt sacrifiés sur l’autel du profit ? Le collectif d’associations culturelles qui le gère s’inquiète de différents projets qui pourraient menacer la fabrique culturelle, active depuis quatre ans
L'Batoir casablanca
L’Batoir attise de folles convoitises, Aadel Essaadani le sait et s’en inquiète depuis déjà quelques mois. Quel est ce regain d’intérêt pour une friche vieille de quatre-vingt-onze ans, pour des abattoirs désaffectés que des militants s’évertuent à transformer en lieu de création urbaine et contemporaine, le seul de Hay Mohammadi ?
«Le paysage urbain change autour de la Fabrique culturelle», explique le président du Collectif des anciens abattoirs. A deux pas d’une future gare TGV (l’actuelle gare Casa Voyageurs), d’un centre-ville historique en pleine réhabilitation, impeccablement desservis par la première ligne du tramway casaoui, «ces cinq hectares et demi, propriété de la ville, en font forcément saliver plus d’un», soupire Aadel Essaadani. Selon le militant, plusieurs projets à but très lucratif tentent de se frayer un chemin jusqu’aux juteux abattoirs. «Certains voudraient y dresser des barres d’immeubles, voracité immobilière oblige. D’autres y verraient bien une université privée ou encore un hôtel doté d’un “grand” restaurant “hygiénique”».
Sauf que voilà, les Casaouis, eux, y voient plutôt un bol d’air frais dans cette mégapole bétonnée, saturée de lotissements mais culturellement indigente. Ils y voient le paradis des artistes graffeurs, des skateurs et des breakdancers.

L’Batoir menacé par la voracité immobilière  
Ils aimeraient qu’on y laisse répéter et se produire des groupes de rock et des troupes de théâtre, défiler des stylistes en devenir, qu’on y expose les premières œuvres de jeunes photographes et artistes-peintres. Ils souhaiteraient, si possible, que leurs enfants puissent s’y asseoir en cercle autour d’une dame à la voix chantante pour écouter des contes et légendes du Maroc et du monde.
«La Fabrique culturelle répond à un besoin profond de la scène artistique urbaine qui souffre de l’absence de lieu de création, de diffusion et de formation, à son image, dans la capitale économique», martèle Dounia Benslimane, coordinatrice aux Abattoirs. «Ce lieu est le cœur des Casablancais, là où des jeunes comme vous et moi peuvent s’exprimer, échanger, se rencontrer, faire éclore des projets communs. Un des seuls lieux dédiés à la culture au Maroc, où la nécessité du partage a défié le temps qui passe et a crié au sein de ces murs en ruines qu’il n’était jamais trop tard pour que nos esprits s’élèvent et rayonnent», s’enflamme la jeune réalisatrice Houda Lakhdar sur son site Cinéma-Maroc.com.
Voilà ce que la poignée d’investisseurs follement intéressés par les abattoirs semble ignorer : les Casablancais ne sont pas prêts à sacrifier sur l’autel du profit une de leurs rares respirations artistiques.
L’affaire du «parking» (lire l’encadré) l’a récemment prouvé : citoyens, artistes et médias se sont fortement mobilisés contre l’utilisation du site des anciens abattoirs comme entrepôt de voitures. Heureusement, ce triste épisode n’a pas duré bien longtemps mais révèle le souverain mépris des élus pour la culture et ses adeptes. «Aucun avertissement ne nous a été adressé, déplore le Collectif d’associations de la Fabrique culturelle, chapeauté par Casamémoire. La commune n’a pas eu le moindre égard envers nous qui assurons pourtant la programmation de la fabrique depuis quatre ans».
Quatre années d’efforts pour bâtir un espace public entièrement dédié à la culture, gratuit, accessible à tous, surtout à ces publics dits «empêchés», ceux qu’intimident galeries d’art, théâtres et autres lieux par trop «solennels». «La Fabrique ouvre ses portes en priorité à la population environnante (jeunes, familles, commerçants, associations locales de Hay Mohammadi) et répond à un souci de brassage social, assure Dounia Benslimane. Ce projet représente un outil de lutte contre la marginalisation de ce quartier et une manière de contribuer à la construction et à l’unité de l’ensemble des classes sociales de la ville. La mixité sociale et le mélange des publics favorisant le dialogue et les rencontres sont des objectifs majeurs de la Fabrique culturelle. Bref, promouvoir le “vivre ensemble’’ dans notre société marocaine où le gouffre social est de plus en plus béant».

Une infrastructure culturelle qui “pense” au public
«Nous voulons dépasser le stade d’“animation” et offrir un vrai projet culturel pour la ville», affirme Aadel Essaadani. Pour ce faire, les militants associatifs ont besoin du feu vert de la mairie : la précieuse convention avec la Ville, qui leur permettrait de gérer la Fabrique culturelle pendant dix ans, et qui, pour des raisons inconnues, tarde à venir. «Ça fait trois ans que nous attendons la signature de Mohamed Sajid, le maire de Casablanca. Le premier contrat qui nous liait pendant un an à la Ville a expiré en 2010». En attendant, le collectif travaille en mode «squat», illégalement, si vous préférez, «avec la bénédiction tacite des autorités».

: «No Parkaran !»

On croit d’abord à un Happening artistique. Des rangées de voitures dans une fabrique culturelle ? Ça doit être un collectif d’art écolo’, indisposé par ce Casablanca pollué, congestionné, frôlant chaque jour l’apoplexie. Mais non. Dounia Benslimane, coordinatrice à L’Batoir, nous fait vite déchanter : «C’est la Commune urbaine qui renouvelle son parc automobile. Du coup, sans nous prévenir, le prestataire de services, une société de location, s’est approprié le lieu et s’en sert de parking temporaire». Sinistre spectacle. Fresques et graffitis s’effacent désormais derrière la tôle poussiéreuse. Les fonctionnaires arrivent, se débarrassent de leurs vieilles voitures, repartent avec des véhicules neufs. Commence alors la parade des Smasrias (intermédiaires), chargés de vendre les occasions échouées-là. La mascarade, qui n’aura pas duré longtemps (presque un mois, quand même), provoque une vague de protestations sur la toile.
“No Parkaran !” Ce malicieux appel à la rescousse lancé par le Collectif des Abattoirs a été massivement entendu et relayé. En quelques jours, banderoles et affiches indignées ont fleuri sur les profils Facebook et Twitter. La pétition “L’Batoir n’est pas un parking” a, pour sa part, recueilli plus 1 800 signatures. Enfin, ce samedi 2 mars à 10h, un événement artistique aura lieu à la Fabrique Culturelle pour “réaffirmer la vocation culturelle exclusive des anciens abattoirs de Casablanca et d’accélérer la signature de la convention de mise à disposition du lieu au Collectif par la mairie”.
Sana Guessous. La Vie éco
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Hadda : confessions d’une damnée de la terre

«Hadda», la nouvelle création de Dabateatr, manie subtilement théâtre, musique et animation vidéo pour parler des malheurs d’une femme tiraillée entre le patriarcat, la religion et la prostitution.
Hadda
Dans le roman Confidences à Allah de Saphia Azzeddine, Jbara est une fillette des montagnes rejetée par la société. Elle n’a d’autre confident que Dieu. Dans la pièce inspirée du livre, écrite et mise en scène par Jaouad Essounani de la compagnie Dabateatr, Hadda confie à Dieu les maux de sa vie.
Le récit commence à l’instant où elle se prépare à se faire exploser dans un bus. Femme-enfant meurtrie, Hadda est reniée par son père après une grossesse hors-mariage. Le périple tragique commence. Elle débarque et se perd à Casablanca, elle qui a passé son enfance dans les oliveraies du village de Kouchata, près de Fès. Elle deviendra une prostituée et découvrira la vie nocturne de la mégapole. Viendra alors le premier virage vers un autre monde, celui de la lutte marxiste-léniniste que lui fera aimer Mahjoub, un étudiant en philosophie et, avec lui, la poésie de Mahmoud Darwich et la chanson engagée de Marcel Khalifa. Hadda connaîtra aussi les disparitions forcées des années de plomb, la torture et les interrogatoires. Elle trouvera finalement refuge chez un fqih et ses femmes, dont elle sera la quatrième. L’Haj, le fqih, lui fera aimer l’islam éclairé d’Ibn Hazm, mais elle connaîtra à travers lui d’autres prêcheurs extrémistes qui font l’apologie du jihad sur la terre de Dieu.

Une première expérience du théâtre-concert réussie

La pièce Hadda est un théâtre-concert qui donne un spectacle de vidéo-animation et de musique accompagnant la réplique. La Terre y est représentée par le sable et le bois, l’absurdité du drame par l’eau et l’univers par la Voie Lactée en projection d’images. L’ensemble est le fruit d’un travail sur l’animation que Jaouad Essounani a démarré depuis 2006 et sur le texte commencé en 2009 avec une version déjà montée à l’époque. Le format alterne un dialogue à trois voix : le dialogue Hadda qui se confie toujours aussi naïvement à Dieu en espérant de lui une réponse, avec les voix de Hadda l’enfant, de Hadda la prostituée et de Hadda la bombe humaine d’un attentat. Dans le fond, la pièce construite depuis 2009 est une invitation à traverser l’espace-temps. Le théâtre-concert est un nouveau registre dans l’œuvre de Jaouad Essounani. Pour son premier challenge, le pari de la synchronisation est réussi, de l’animation vidéo à la brillante interprétation et chorégraphie de la comédienne Meryem Zaïmi, en passant par la musique jouée sur scène par le trio Mumtaz.
Hadda s’inscrit dans la saga du recyclage poétique des clichés chère à Jaouad Essounani. Après la pièce de Wazoo, de D’Hommages et de Hassan Lekliches dont le personnage de Hadda est la cousine, la prochaine étape du metteur en scène est cette fois de personnifier le neveu de Hassan Lekliches, issu de la génération Nayda. En 2012 déjà, les textes de Hassan Lekliches et de Hadda ont été montés à Berlin et à Glasgow par le National Theater of Scotland. A quand un espace de ritualisation et de proximité où les citoyens marocains pourront suivre l’évolution de tous ces personnages et sortir après chaque représentation avec des questions qui taraudent l’esprit ?
Comme le souligne Jaouad Essounani, le temps est à la prise de responsabilités : «Le ministère de la culture nous fait attendre depuis septembre pour la mise à disposition d’un lieu fixe, pour donner un sens à ce que nous faisons à Dabateatr. Nous avons besoin d’une réponse claire pour avoir la possibilité et les moyens de ritualiser l’activité culturelle à Rabat par une programmation qui dure vingt-quatre jours par mois».
Ghita Zine. La Vie éco
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"La Conjuration des imbéciles" pour la jubilation des lecteurs

Le personnage principal, odieux à l’extrême et tirant sur tout ce qui bouge, pourrait être le dieu, la muse des adeptes cyniques, un brin pédants, de Twitter.
La Conjuration des imbéciles
Extrait :
«Pourquoi es-tu sortie de ma vie, espèce de péronnelle ? Ta nouvelle coiffure est fascinante et très sophistiquée». S’emparant de sa natte, il la pressa contre sa moustache humide et la baisa vigoureusement. «Les senteurs de suie et d’oxyde de carbone qui parfument ta chevelure m’enivrent et me parlent du Bronx trépidant. Viens. Partons aussitôt. Je dois aller m’épanouir à Manhattan».

En quelques mots :
Quand l’absurde se lie à l’intelligence, à l’orgueil démesuré, et à la révolte permanente contre la stupidité ambiante, cela donne un véritable bijou de la littérature. Ignatius est un jeune homme au physique ingrat, au Q.I. très développé et aux problèmes gastriques décoiffants, sorte de Don Quichotte gras et fainéant, qui en veut à la terre entière de ne pas lui manifester l’estime qu’elle lui doit. A la trentaine bien sonnée, il vit encore chez sa mère, et doit subir son insistance acharnée à lui trouver du travail. Solitaire par choix, il entretient des rapports teintés de tensions, de vexations et d’amertume avec son entourage.
Une telle histoire paraîtrait rebutante si elle n’était portée par la verve et la vivacité incroyables de l’auteur. Drôle, grinçant et pathétique à la fois, on découvre ce personnage tout à fait déplaisant avec une empathie réelle, on rit de ses mésaventures et on s’émeut de la découverte des charmes infinis de la Nouvelle-Orléans. Ses rencontres à la fois pittoresques et touchantes nous réconcilient définitivement avec le genre humain. Pour toutes ces raisons, «La Conjuration des imbéciles» a obtenu le prestigieux prix Pulitzer de la fiction en 1981.

L’auteur :
John Kennedy Toole est né en 1937 en Louisiane. Couvé à l’excès par sa mère, il révèle très tôt des capacités intellectuelles hors du commun. Lorsque son premier manuscrit rencontre le refus des éditeurs, il met fin à ses jours à l’âge de 31 ans. Sa mère n’aura de cesse de frapper à toutes les portes jusqu’à ce que le manuscrit de son fils soit publié et élevé au rang d’œuvre magistrale.

Ce qu'en pense La Vie éco :
Ça, c’est de la critique sociale ! 30 ans après sa sortie, La Conjuration des imbéciles reste prodigieusement d’actualité. Le personnage principal, odieux à l’extrême et tirant sur tout ce qui bouge, pourrait être le dieu, la muse des adeptes cyniques, un brin pédants, de Twitter. Un grand roman américain, poilant, bondissant, touffu, comme on les aime.

«La Conjuration des imbéciles», John Kennedy Toole, Edition 10/18,  août 2002, 478 pages, 130 DH
La Vie éco
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Eneko Landaburu : "Nous voulons montrer des films de réalisateurs dotés d’un vrai univers personnel"

Du 4 au 14 mars, les Semaines du film européen reviennent à Casablanca et Rabat, avec une programmation alléchante. Au menu, des comédies bondissantes et des sujets qui interpellent, comme l’adolescence, la famille et l’histoire.
Eneko Landaburu
Le thème de l’édition 2012 avait été l’Amour. Quel sera celui de 2013 ? Votre communiqué semble indiquer que l’humour et la dérision seront fortement présents.

Effectivement, il y a plusieurs comédies au programme, mais l’humour n’est pas un trait qui relie tous les films. Il y a aussi des drames dans cette sélection. Cependant, il faut reconnaître qu’après la sélection 2012, qui était très sérieuse et plutôt centrée autour de mélodrames, nous avions envie de plus de légèreté. C’est pourquoi nous avons privilégié certains films pour leurs aspects comiques. Après, il y a certains thèmes qui sous-tendent cette sélection 2013. L’adolescence et ses déchaînements sont au cœur de plusieurs films : Camille redouble, The we and the I et Avé s’intéressent de près à cet âge de construction. La figure paternelle est au centre de Reality et Pour lui et de façon plus diffuse dans La fée. Enfin, il s’agit de revisiter l’histoire à travers El Gusto et de façon plus contemporaine aussi avec Essential killing. Donc, pour résumer, on pourrait dire que l’adolescence, la famille et l’histoire sont des thèmes récurrents dans les films présentés cette année.

Pouvez-vous nous présenter les grandes lignes de la programmation 2013 ?

Il s’agit toujours de présenter huit films d’auteurs européens de huit pays différents. L’accent est mis sur la qualité et l’exigence. Le rire est omniprésent cette fois-ci avec 4 comédies au programme. Nous avions présenté dans le passé les précédents films de Matteo Garrone et Andreas Dresen, respectivement Gomorra et 7ème ciel. Ils reviennent cette fois-ci avec deux films remarquables : Reality qui a permis à Matteo Garrone de décrocher de nouveau le grand prix lors de la dernière édition du Festival de Cannes et Pour lui, également primé à Cannes dans la section Un certain regard. Camille redouble de Noémie Lvovsky s’annonce comme l’un des films phares de cette sélection. Avec près de 900 000 spectateurs en France, des prix à Cannes et à Locarno ainsi que le chiffre record de 13 nominations aux Césars, cette comédie délicate et aussi parfois mélancolique sera un moment marquant de cette prochaine édition. Nous aurons le plaisir d’accueillir la réalisatrice irlando-algérienne, Safinez Bousbia, qui viendra présenter son très beau film documentaire musical El Gusto qui raconte l’histoire vraie de musiciens juifs et musulmans séparés par la guerre d’Algérie et que la volonté de fer de la réalisatrice / productrice amènera à se retrouver 50 ans plus tard. Cette édition est aussi l’occasion de retrouver le grand réalisateur polonais Jerzy Skolimowski (Deep end, Travail au noir) qui s’était fait rare au cinéma. Son dernier film Essential killing est un trip sensoriel, un film plastiquement superbe en même temps qu’une chasse à l’homme haletante. Du grand art ! Enfin, il y a quelques curiosités au programme : The we and the I de Michel Gondry se déroule entièrement dans un bus, concept aussi étonnant que réussi dans ce cas, Avé est un road-movie d’une grande douceur et la découverte certaine d’un nouveau cinéaste, et La fée qui rappelle l’univers de Jacques Tati ravira les amateurs du genre poético-burlesque.  

En 2012, le festival avait rencontré quelques soucis d’ordre technique car le cinéma Lynx de Casablanca n’avait pas encore entrepris sa transition numérique. Qu’en est-il cette année ?

Le souci est toujours le même puisque les salles dans lesquelles nous travaillons ne sont toujours pas équipées en technologie numérique, ce qui pose un vrai problème quant à la recherche de copies de films. Aujourd’hui, le 35 mm a disparu et les films ne sortent plus qu’en format DCP. Nous avons dû par exemple renoncer à montrer le dernier film de Pedro Almodovar, Les amants passagers, car il n’existe pas en 35 mm. On espère sincèrement que ce problème sera résolu très vite car l’avenir des semaines du film européen en dépend.

Vous avez été suivis, l’année dernière, par près de 12 000 spectateurs. L’audience est-elle en hausse au fil des années ? Pouvons-nous parler d’engouement pour les Semaines du film européen ? Combien de festivaliers attendez-vous cette année ?

L’audience a clairement fait un bond important à la fin des années 2000 et, depuis, les chiffres sont en constante augmentation. L’avènement des réseaux sociaux a permis de mieux communiquer autour du projet et de faire venir un nouveau public. Aujourd’hui, on peut dire que l’événement a un public fidèle qui ne cesse de grandir au fil du temps.

Quels objectifs se fixent ces semaines cinématographiques ? Élargir les horizons des cinéphiles, leur ouvrir de nouvelles perspectives ? Leur offrir autre chose que des blockbusters ?

L’objectif est de montrer des films de réalisateurs qui ont un vrai univers personnel et leur propre vision du monde. Il s’agit de montrer des films qui ne trouvent plus le chemin des salles au Maroc et de se différencier d’un cinéma plus commercial.
Sana Guessous. La Vie éco
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Article 475 : le mariage châtiment

«475 : Quand le mariage devient châtiment» est le deuxième documentaire du jeune réalisateur Nadir Bouhmouch. Financé par les internautes à travers une plateforme virtuelle d’appel aux dons, le film est intégralement disponible en ligne.
le mariage chatiment
Nulle chaîne de télévision n’a raconté, comme Bouhmouch le fait ici, la sinistre histoire d’Amina Filali, l’adolescente de seize ans qui a préféré la mort-aux-rats à une vie de turpitudes aux côtés de son mari-violeur.
Dans le film «475 : Quand le mariage devient châtiment», une vue d’ensemble sur l’affaire nous est d’abord présentée à travers un zapping des chaînes nationales et satellitaires. Objectif : montrer la couverture pour le moins superficielle consacrée au drame par certains médias, allant du simple fait divers destiné à remplir quelques minutes du journal télévisé à de la désinformation pure et simple (des déclarations d’officiels y prétendaient que l’affaire était à mille lieues d’être un viol). Viennent ensuite les témoignages cruciaux des familles impliquées : celle de la défunte et de son mari-bourreau.

Chouâa, l’autre victime de viol déguisé en mariage
L’équipe du film est partie à Larache pour donner la parole aux parents d’Amina et à son beau-père. Point de narration chronologique, le réalisateur a préféré jongler entre la rétrospective, le flash-back et l’immersion dans le présent, le but étant de créer un certain mystère, notamment sur Chouâa.
Deuxième femme du père d’Amina Filali, son vécu est proche de celui de la défunte. On découvre avec stupéfaction que Chouâa a elle-même été victime d’un viol déguisé en mariage… L’auteur du méfait n’étant autre que le père d’Amina. Contrairement à l’adolescente, Chouâa, vingt-six ans, est aujourd’hui mère de trois enfants. Sous l’insistance de Houda, membre de l’équipe de production du film et elle aussi victime de viol, la jeune femme a eu le courage de quitter le foyer conjugal. Le film nous apprend qu’elle a trouvé refuge dans l’un des centres d’accueil de l’Association marocaine des droits de l’homme, en attendant la prononciation de son divorce.
En dehors de l’affaire proprement dite, le film est une œuvre de création. Finement introduits grâce à un subtil travail de mixage et de montage, des passages de poésie en arabe classique interviennent comme autant de virgules pour passer d’un rebondissement à l’autre.
Rappelons que le film n’a bénéficié d’aucune aide institutionnelle. L’équipe du film a, en revanche, pu compter sur le soutien des internautes qui ont, depuis août dernier, fait des donations à travers le site Kickstarter. Au total, 7 000 DH ont suffi pour produire, réaliser et monter ce documentaire tourné sans autorisation, conçu comme «un moyen de désobéissance civile. À travers cela, nous revendiquons la liberté d’expression et de création».
Ghita Zine. La Vie éco
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«Al Pacino, Robert De Niro, venez voir l’école où j’étudie !»

La grève des étudiants de l’Institut supérieur d’art dramatique et d’animation culturelle de Rabat n’aura peut-être pas été vaine. Le ministre de la culture promet d’enclencher sans tarder la réforme de cet institut sans locaux et sans moyens, qui dépérit dans l’indifférence quasi générale.
Al Pacino, Robert De Niro
A quoi reconnaît-on un sit-in de comédiens ? À l’exubérante «Halqa» qu’ils improvisent sur le trottoir. Aux pitreries, aux déhanchements, aux youyous, aux crépitements des guitares. À l’ambiance festive, délirante puis, tout d’un coup, déchirante. Aux petites boutades qui tournent au sarcasme fielleux. Aux slogans astucieux, surtout : «Al Pacino, Robert de Niro, venez voir l’école où j’étudie !»
Assis en cercle autour d’un bondissant meneur, les étudiants de l’Institut supérieur d’art dramatique et d’animation culturelle (ISADAC) font, ce mercredi 27 février, un tapage de tous les diables devant le siège du ministère de la culture à Rabat. Un mouvement qui s’est déclenché le 14 janvier dernier. «L’étudiant veut étudier !», «Monsieur le ministre, lève-toi et bosse !», «Direction (de l’ISADAC, ndlr), dégage !»
Les quatre-vingt cinq étudiants de l’ISADAC ne se seront, avec un peu de chance, pas égosillés pour rien. «Après sept semaines de grève et de protestations, le ministre nous a enfin reçus et rassurés», exulte Hammouda Kajouni. «La direction va être remplacée, on va pouvoir s’atteler à cette réforme tant attendue», se félicite encore l’apprenti comédien qui dit vivre «le martyr» au sein de l’unique «établissement de formation, d’étude et de recherche dans tous les domaines du théâtre», selon la fiche de présentation publiée sur le site du ministère de la culture.

École sans domicile fixe
Une description bien pompeuse pour une réalité presque effrayante. Depuis sa création en 1985 à Rabat, l’école en question campe dans des locaux provisoires. «Un petit pavillon aux allures de “Moukataâ” (arrondissement communal, ndlr), prêté par l’Institut national des sciences de l’archéologie et du patrimoine», déplore Hammouda. «Nous n’avons plus de buvette alors que nous sommes presque au beau milieu de nulle part, derrière l’hôpital Cheikh Zayd à Hay Riad, très loin du campus de Madinate Al Irfane. Je vous laisse imaginer la souffrance innommable pour déjeuner tous les jours».
Autre fait accablant, les étudiants ne bénéficient d’aucun système de bourse, contrairement à leurs camarades de la faculté ou d’autres écoles publiques. «Les stages ont disparu aussi. Hormis les quatrièmes années qui ont bataillé pour en obtenir un en Norvège, personne n’a rien eu et ça dure depuis des lustres», soupire le jeune comédien. Quant au programme, il est jugé «périmé» : «Qu’ils arrêtent un peu de nous rabâcher un cursus conçu en 1985 ! Nous voulons étudier le spectacle vivant contemporain, nous voulons une formation qui nous permette de rivaliser avec les comédiens des autres pays, nous ne voulons plus être à la traîne».

Pas de scène ni de décors
Enfin, les équipements : «Vous imaginez une école de théâtre sans scène ? Sans décors, sans costumes ? À l’ISIC, l’Institut de journalisme, ils ont des studios, du matériel numérique. Comparés à eux, ce dont nous disposons fait pitié à voir. À tel point que les étudiants sont contraints de fournir leur propre matériel», s’emporte Hammouda Kajouni. Mais l’espoir renaît depuis l’entretien avec le ministre de la culture. Mohamed Sbihi a en effet promis de s’occuper incessamment de cette affaire: une direction provisoire a ainsi été nommée pour gérer l’établissement jusqu’à sa réforme complète. «Cette mesure est prise dans l’attente d’une décision en commun accord avec le ministère de l’économie et des finances pour classer l’institut dans la catégorie (A) parmi les établissements de l’enseignement supérieur et de prendre toutes les mesures qui en découlent», affirme un communiqué du ministère de tutelle, qui étudie par ailleurs le déménagement de l’école dans une bâtisse r’batie du centre-ville, près du cinéma Septième art
Sana Guessous. La Vie éco
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Questions à : Mohcine Besri, Réalisateur du film "les Mécréants"

J’ai dû me prémunir contre mes propres préjugés
Mohcine Besri
La Vie éco : Pour votre premier long-métrage, vous avez choisi d’aborder le sujet du fanatisme religieux. Qu’est-ce qui vous a décidé à traiter ce thème en particulier ?

Je suis marocain, arabe et musulman. J’ai grandi au Maroc, j’y ai vécu jusqu’à l’âge de 23 ans avant de le quitter pour la première fois et de découvrir l’Europe. Depuis le 11 Septembre, je suis choqué par la manière dont les médias parlent de nous. Cette image stigmatisante, tronquée, m’insupportait au fil des années. «Les Mécréants» est donc pour moi une sorte de réaction, motivée par une envie de répondre, de proposer un autre point de vue.
Quant à l’intégrisme religieux, il faut rappeler que c’est un fléau dont on est les premiers à payer le prix, et ce, depuis fort longtemps. Il me paraissait donc urgent d’en parler. Certes, la chose est osée, voire risquée dans le cadre d’un premier film, mais je suis de nature à aimer les défis. J’ajouterai que défendre des idées auxquelles on croit profondément s’avère être souvent un puissant moteur pour surmonter les difficultés.

Craigniez-vous, durant le processus de création, de tomber dans le manichéisme cher à Hollywood (Les méchants intégristes contre les gentils humanistes) ? Comment évite-t-on la caricature grossière lorsqu’on aborde ce sujet ?

En ce qui me concerne, et ce, depuis le début de l’écriture, ce qui m’intéresse le plus est le côté humain de chacun des personnages, d’un côté comme de l’autre. À mon sens, le «gentil» et «le méchant» n’existent pas séparément, l’un n’annule pas l’autre, ces aspects cohabitent plutôt dans la même personne. Le vécu de chacun de nous, les circonstances de la vie font surgir davantage l’un ou l’autre de manière ponctuelle ou en tout cas réversible dans le temps.
Pendant l’étape d’écriture, j’ai essayé autant que j’ai pu de me remettre en question, de revoir mes propres préjugés. Le film se positionne contre les préjugés, il me fallait donc me prémunir contre les miens. Les «religieux» ont, certes, des idées préconçues sur nous mais nous leur renvoyons la balle aussi. Il ne faut pas oublier que «Les Mécréants» est un film qui traite avant tout des certitudes. L’extrémisme religieux n’est qu’un exemple parmi d’autres. Sur la page de garde de mon scénario j’avais noté cette magnifique phrase de Nietzsche : «Ce n’est pas le doute qui rend fou, c’est la certitude !»

Quelle est, selon vous, la façon la plus pertinente d’endiguer le fanatisme ?

Je serais prétentieux de penser avoir la solution, ceci n’est pas mon travail, néanmoins, j’ai le sentiment que l’éducation est une arme nécessaire mais pas suffisante. Les conditions de vie et d’autres paramètres sont à étudier de près aussi. Cela dit, je pense que la violence n’est pas la solution, je dirais même qu’elle produit l’effet inverse, il n’y a qu’à voir l’exemple de l’Irak, l’Afghanistan, etc. Il nous faut une réflexion de fond et une vraie remise en question de nos politiques, car il s’agit avant tout d’un fléau qui menace ce qu’on a de plus cher, à savoir nos enfants.
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Les Mécréants : un huis clos poussif

Le premier long-métrage de Mohcine Besri nous met face à deux groupes de jeunes aux mentalités et aux référentiels radicalement différents.
Les Mécréants
D’un côté, les apprentis terroristes, campés par Omar Lotfi, Aïssam Bouali et Mostapha El Houari : trois types aux dégaines plutôt cool, tellement à l’aise dans leurs jeans, baskets et cheveux au vent qu’on a du mal à les voir débuter ici une «carrière» dans le salafisme. Bref, malgré ces apparences décontractées, ces trois-là sont bel et bien des gardiens de la morale, de la vertu et de la très sainte religion. Pour se le prouver, pour gravir rapidement les échelons de la hiérarchie jihadiste ou, mieux encore, s’expédier promptement au Paradis, ils doivent mener à bien une première opération. L’Émir leur a ordonné de capturer des mécréants, ainsi soit-il. Les apostats sont attrapés un peu par hasard sur le bord d’une route nationale. Un jeu d’enfant.
L’autre groupe de jeunes, vous l’aurez deviné, ce sont ces mêmes «mécréants». Une bande de comédiens délurés pris en flagrant délit d’impiété au fond de leur minibus : trois débauchés (Amine Ennaji, Abdenbi El Beniwi, Rabii Benjhail) s’y farcissent les poumons de cigarettes - et Dieu sait de quelles autres substances diaboliques - pendant que deux ignobles pécheresses (Jamila El Haouni, Maria Lalouaz) se secouent les hanches sous les airs endiablés de Hoba Hoba Spirit.

Le danger des certitudes
Les joyeux lurons sont menés illico dans une grande maison perdue en rase campagne. Commence alors le huis clos angoissant qui va durer une semaine et qui va faire se confronter, cohabiter deux mondes diamétralement opposés. «Leurs préjugés sur la partie adverse les empêchent d’apercevoir que la valeur de l’être humain ne dépend pas de la longueur de la barbe ni de celle de la jupe. Les Mécréants propose une telle rencontre : sept jours de huis clos permettent aux certitudes de céder la place au doute», écrit le réalisateur dans sa note d’intention.
Le doute, qui s’infiltre dans les esprits à mesure que ces jeunes se côtoient, que les frictions et les incompréhensions s’installent. «Pourquoi veulent-ils nous tuer ? Pourquoi nous ? Qu’avons-nous fait ? Méritons-nous de mourir ainsi ? Sommes-nous des impies ?», s’interrogent les uns pendant que les autres plongent dans leurs propres incertitudes : «Pourquoi fait-elle de l’exhibitionnisme ? Peut-on être croyante et s’habiller comme une prostituée ? Peut-on se dire musulman quand on fume, quand on boit, quand on fréquente les filles faciles ? Mais ils n’ont pas l’air mauvais. Et s’ils n’étaient pas aussi irrécupérables qu’on le croit ?» Des doutes et des revirements campés par des acteurs talentueux. On retient particulièrement le jeu de Jamila El Haouni, poignante dans ses moments de désarroi ainsi que l’interprétation d’Amine Ennaji, très convaincant dans la peau du médiateur, du démolisseur téméraire de préjugés.
Si l’idée ne manque pas de mordant, elle n’est pas exploitée à sa juste valeur. Après un commencement banal, le spectateur s’enlise dans un film au rythme pesant. Pendant les trois premiers jours de la prise d’otage, il ne se passe quasiment rien. On se tourne les pouces en attendant un coup de fil de l’Émir qui ne vient pas ou une quelconque réaction de survie chez les prisonniers, amorphes. Pas une tentative de fuite, pas une mémorable altercation ne vient soulager de ce vide, de cette inaction, de ces séquences qui s’enchaînent, atones et sans grand intérêt. Le rebondissement, l’instant palpitant, salvateur, qui va enfin amorcer l’intrigue, vient trop tard, après trois quarts-d’heure d’ennui. Réalisé sous forme de court ou de moyen-métrage, ce film aurait sans doute été plus efficace.

«Les Mécréants», fiction écrite et réalisée par Mohcine Besri. 2011. 88 minutes.
Sana Guessous. La Vie éco
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La chaleur du Maroc et de la nostalgie

Une attendrissante quête de l’identité doublée d’une intrigante immersion dans le Maroc des années 1970. Un roman écrit avec élégance et sensibilité.
La chaleur du Maroc
Extrait :
«J’ai eu la chance de naître une seconde fois. Pas comme vous l’imaginez sans doute, une vie après, non, ce n’est pas de cela que je parle. Pas de Dieu, ni de Paradis, ni d’angelots, rien que de la pensée à perte de temps et l’honnêteté de regretter mes choix, mais ce n’est pas cette histoire que je vais vous conter, non, cependant je suis bien né une seconde fois».

En quelques mots :
Rouge Argile, c’est la couleur de la terre brûlée du Maroc, la couleur des cendres des souvenirs et du passé, des épices odorantes et des secrets de famille… C’est la couleur de Rosa, 40 ans, mère de famille qui partage une existence paisible avec son mari à Paris, et dont les enfants viennent de quitter un par un la maison familiale pour voler de leurs propres ailes. Son passé la rattrape brutalement lorsqu’on lui annonce la mort d’Egon, son père adoptif, personne chère à son cœur, avec qui elle a grandi dans la vieille maison de Sejâa (région de Fès) à l’époque coloniale.
Mais cette époque n’est plus, et son retour au Maroc pour un dernier adieu à Egon est un plongeon dans son passé, ses ombres et ses mystères. La vieille maison entourée d’une orangeraie qui l’accueille bras ouverts, sa nourrice maintenant âgée qui lui réchauffe le cœur dans son giron et le fantôme insistant d’Egon mettent en balance la perfection froide et mécanique de sa vie parisienne et sa véritable identité aux couleurs marocaines. A 40 ans, est-il encore temps de décider de ce qu’on veut faire de sa vie ?

L’auteur :
Virginie Ollagnier est née à Lyon en 1970. Formatrice en communication écrite et scénariste de bandes dessinées, elle a publié notamment Toutes ces vies qu’on abandonne (2007, lauréat de 11 prix littéraires) et L’Incertaine (2008) chez Liana Levi éditions. Rouge Argile est son troisième roman.

Ce qu’en pense La Vie éco :
Une attendrissante quête de l’identité doublée d’une intrigante immersion dans le Maroc des années 1970. Un roman écrit avec élégance et sensibilité.

«Rouge Argile», Virginie Ollagnier, Edition Liana Levi Piccolo,  janvier 2013, 215 pages, 130 DH.
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El Gusto : du chaâbi et des hommes

L’Algéro-irlandaise Safinez Bousbia sort de la naphtaline un groupe de 42 artistes algériens. Elle les rassemble autour du chaâbi, leur passion, après cinquante années de séparation.
El Gusto
Les vieux de Brel ne parlent plus, ou alors seulement du bout des yeux. Ceux de Safinez Bousbia, eux, sont intarissables. Ils parlent, font de grands gestes, de larges sourires. Puis ils soupirent, se recueillent avant de repartir au galop, chevauchant d’immenses flots de parole et de musique. «Chaque pierre, chaque poussière de cette Casbah connaît chaque mot, chaque refrain, chaque air de chaâbi», clame Mohamed Ferkioui, l’attachant vieillard par qui tout a commencé. C’est lui qui, du fond de sa petite échoppe noyée dans la médina, a exhumé les souvenirs douloureux et bienheureux, c’est lui qui a ouvert son âme et montré ses affiches de concerts racornies, ses photos jaunies à Safinez Bousbia. Ce jour-là, la réalisatrice venait pour un simple miroir. Les jours suivants, elle revint pour son histoire. L’histoire de ces musiciens musulmans et juifs d’Alger qu’elle allait raconter.   
Ils se sont rencontrés il y a cinquante ans. C’était au sous-sol du Conservatoire municipal. La première classe de chaâbi, musique «populeuse» dédaignée par les oreilles «affinées» d’antan, devait se contenter d’un couloir exigu, plein d’échos et d’humidité. Ici, El Haj M’Hamed El Anka, le Maître, le Père, rassemblait ses émules autour de sa mandole, son tar, sa derbouka. Dans le secret de cette cave se tissaient les liens et se mélangeaient les musiques, les poésies ancestrales, comme de subtiles potions dans un chaudron appelé «chaâbi» : madih, chants judéo-andalous, refrains profanes, «qassidates» de Fès… Tout y passait, tout y poussait, vigoureux, pléthorique, varié. «Un genre musical qui a mis en chansons des poèmes ayant entre cinq siècles et une journée d’âge», résume le journaliste Amine Esseghir dans le quotidien algérien Les Débats.

El Gusto, une joie de vivre mâtinée de mélancolie nostalgique
Une musique qui a fait la fortune des cafetiers, des cabaretiers et, surtout, le bonheur des gens, barbiers, dockers, commerçants, badauds, passants. «Et voyous ! N’oublions pas les voyous de tous poils, rappelle l’espiègle guitariste Mustapha Tahmi. Dans les maisons closes, ça fumait, ça buvait sec et ça s’enivrait de chaâbi». Une musique qui a fait l’amour mais aussi la guerre. Dès 1945, il a fallu «simuler» mariages et baptêmes pour couvrir les chuchotements des réunions secrètes du Front de libération nationale. Une musique qui s’est tue pendant sept longues années, «car quand les frères meurent au combat, faire de la musique est indécent», souffle de sa belle voix cassée le chanteur et musicien de mandole Ahmed Bernaoui. Une musique qui, le 5 juillet 1962, chanta l’indépendance, des larmes d’émotion dans la voix. Une musique qui, ensuite, tomba en désuétude avant de renaître d’une curieuse et belle façon.
El Gusto de Safinez Bousbia raconte tout cela. Ce documentaire musical de quatre-vingt dix minutes vous montrera un Alger abîmé et poétique que vous rêverez d’arpenter. Vous écouterez une musique qui vous fera, le lendemain matin, ratisser Youtube en long et en large ou, pour les plus chanceux, farfouiller dans la collection de 45 tours de vos parents. Ce récit vous donnera El Gusto, ce goût, cette joie de vivre et cette nostalgie mélancolique qui résonne dans les têtes et les cœurs épris de chaâbi. Il vous montrera la détresse, l’infinie amertume des artistes du Maghreb, terre d’ingratitude, des droits d’auteur inexistants ou bafoués. Il vous prouvera qu’on peut, qu’on doit rendre hommage aux artistes de leur vivant, et non pas, comme c’est la coutume chez nous, attendre qu’ils meurent dans l’indigence pour se répandre en regrets hypocrites.
Projeté les 7 et 9 mars à Rabat et Casablanca, le documentaire a été offert aux festivaliers des Semaines du film européen. Nos rares cinémas le programmeront-ils un jour ? Nous feront-ils l’économie d’une daube américaine pour caser El Gusto une semaine ou deux ? C’est très peu probable. Une chose est sûre, cela dit : faute de la voir, vous pourrez l’écouter, cette grande épopée du chaâbi, car l’orchestre El Gusto sera là bientôt, au grand complet : le 31 mai au théâtre Mohammed V de Rabat pendant la prochaine édition de Mawazine et le 12 juin au Festival des musiques sacrées de Fès.

«El Gusto», un documentaire irlando-algérien écrit, réalisé et produit par Safinez Bousbia en 2011. 90 minutes.
Sana Guessous. La Vie éco
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Fat Old Sound : la country réinventée

En concert les 22 et 30 mars à Rabat, le trio Fat Old Sound puise son registre dans la country américaine traditionnelle en la retravaillant.
Fat Old Sound
Rien n’est has been dans le principe. Juste que les Fat Old Sound s’assument pleinement. Ils se comparent à des chercheurs d’or dans l’immensité de la musique. Résultat, le groupe allie merveilleusement des sonorités country et blues. Nicolas Fahy (chant et violoncelle), Mehdi Boubeka (guitare et clavier) et Thibault Foulon (batterie) font sortir la country des sentiers battus.
Pour une fois que le groupe vous en donne la possibilité, refusez d’être à la merci des productions qui obéissent au star-système. Ne donnez plus à la dernière country commerciale plus d’émerveillement qu’elle ne mérite. Éteignez votre téléviseur, parce que ce n’est pas grâce à la boîte à images que vous vous ferez une éducation musicale sérieusement profonde. Tant que l’ambiance y est propice, il n’est jamais tard pour mettre en rédemption un ténor de la country tel que Johnny Cash. Si Fat Old Sound le fait donc aujourd’hui avec brio, c’est qu’il y a toujours un mélomane assoiffé d’écouter le registre, d’en fredonner les chansons, de le découvrir ou de se rappeler certains souvenirs en l’écoutant. C’est surtout que Nicolas Fahy considère la country comme étant «la musique qui fait mieux échos à [ses] émotions». Partager ces émotions-là n’est alors que du bonheur.
Nicolas Fahy a grandi dans un environnement musical assez varié. Dès l’âge de sept ans, il suit un enseignement classique au Conservatoire de Lille. Il apprend le solfège et le violoncelle. Son enfance est parallèlement bercée tantôt par Tom Waits, tantôt par Elvis Presley ou 16 Horsepower. Bien après l’enfance, son véritable déclic pour la country a été en écoutant le Best-Of de Johnny Cash. Depuis, Nicolas Fahy se passionne à affiner ses recherches dans la country, découvrant à chaque fois d’anciennes chansons du folklore américain. Affinités artistiques obligent, la rencontre avec Mehdi Boubeka puis avec Thibault Foulon ne semble être qu’inéluctable. A chacun des membres du groupe son univers musical (jazz, punk, classique), mais tous ressentent le même engouement pour la recherche en la matière. C’est alors que la constitution du groupe s’est faite d’elle-même, reste à monter un répertoire pour se produire sur scène. Au départ, l’ex-directeur de l’Institut français de Rabat, François-Xavier Adam, a donné une date de concert au trio. En juin 2011, la formation a été sur scène une première fois à la Salle Gérard Philippe. Il ne fallait presque qu’une première date pour le début de l’aventure. Depuis, les Fat Old Sound sont de plus en plus appelés à jouer leur répertoire dans les cafés-bars musicaux de Rabat, puis ailleurs, à Safi, à Mohammédia et à Casablanca.

Recréer les ambiances
A chaque représentation, le plaisir de Fat Old Sound à partager sa musique se ressent toujours autant chez le public. Le répertoire est de mieux en mieux travaillé au fil des concerts. L’univers graphique est enrichi davantage par les graphismes du bédéiste Jean-François Chanson. Fat Old Sound réussit à replonger le public au cœur des États-Unis des années 1910 et 20, voire avant, sans jamais folkloriser son œuvre, au sens péjoratif. On revit alors le temps des caravanes, des red-necks et des cow-boys en écoutant The night they drove old Dixie down. On reconnaît des chansons de deux cents ans faisant partie du patrimoine américain, telle que Wayfaring stranger, ou d’autres inspirées de films comme Man on constant sorrow. On écoute aussi des chansons plus récentes mais que l’on ne reconnaît que par les paroles, tellement le rythme et les sonorités y sont intelligemment retravaillés, comme est le cas pour The Gambler. En écoutant le groupe chanter I’m so lonesome I could cry, entre autres, on ressent la récurrence des thèmes de la peur et de la mort sous plusieurs aspects. La création musicale n’est-elle pas une lutte pour échapper à l’omniprésence de la mort ? Projet à moyen terme, durable dans le temps ou formation qui immortalise la musique, Fat Old Sound réussit le pari de créer des relations de communion gravitant autour de sa création musicale.
Comme le groupe Fat Old Sound a bien eu la possibilité de voir le jour, l’enregistrement de son répertoire s’en suivra forcément. Ceci devient une nécessité, afin de développer le groupe en continuant à émerveiller le public à chaque fois, à joyeusement le surprendre.

*Prochaines dates : le 22 mars au Grand Comptoir (Rabat) et le 30 mars à l’Upstairs – (Rabat).
Ghita Zine. La Vie éco
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