L’Algéro-irlandaise Safinez Bousbia sort de la
naphtaline un groupe de 42 artistes algériens. Elle les rassemble autour
du chaâbi, leur passion, après cinquante années de séparation.
Ils se sont rencontrés il y a cinquante ans. C’était au sous-sol du Conservatoire municipal. La première classe de chaâbi, musique «populeuse» dédaignée par les oreilles «affinées» d’antan, devait se contenter d’un couloir exigu, plein d’échos et d’humidité. Ici, El Haj M’Hamed El Anka, le Maître, le Père, rassemblait ses émules autour de sa mandole, son tar, sa derbouka. Dans le secret de cette cave se tissaient les liens et se mélangeaient les musiques, les poésies ancestrales, comme de subtiles potions dans un chaudron appelé «chaâbi» : madih, chants judéo-andalous, refrains profanes, «qassidates» de Fès… Tout y passait, tout y poussait, vigoureux, pléthorique, varié. «Un genre musical qui a mis en chansons des poèmes ayant entre cinq siècles et une journée d’âge», résume le journaliste Amine Esseghir dans le quotidien algérien Les Débats.
El Gusto, une joie de vivre mâtinée de mélancolie nostalgique
Une musique qui a fait la fortune des cafetiers, des cabaretiers et, surtout, le bonheur des gens, barbiers, dockers, commerçants, badauds, passants. «Et voyous ! N’oublions pas les voyous de tous poils, rappelle l’espiègle guitariste Mustapha Tahmi. Dans les maisons closes, ça fumait, ça buvait sec et ça s’enivrait de chaâbi». Une musique qui a fait l’amour mais aussi la guerre. Dès 1945, il a fallu «simuler» mariages et baptêmes pour couvrir les chuchotements des réunions secrètes du Front de libération nationale. Une musique qui s’est tue pendant sept longues années, «car quand les frères meurent au combat, faire de la musique est indécent», souffle de sa belle voix cassée le chanteur et musicien de mandole Ahmed Bernaoui. Une musique qui, le 5 juillet 1962, chanta l’indépendance, des larmes d’émotion dans la voix. Une musique qui, ensuite, tomba en désuétude avant de renaître d’une curieuse et belle façon.
El Gusto de Safinez Bousbia raconte tout cela. Ce documentaire musical de quatre-vingt dix minutes vous montrera un Alger abîmé et poétique que vous rêverez d’arpenter. Vous écouterez une musique qui vous fera, le lendemain matin, ratisser Youtube en long et en large ou, pour les plus chanceux, farfouiller dans la collection de 45 tours de vos parents. Ce récit vous donnera El Gusto, ce goût, cette joie de vivre et cette nostalgie mélancolique qui résonne dans les têtes et les cœurs épris de chaâbi. Il vous montrera la détresse, l’infinie amertume des artistes du Maghreb, terre d’ingratitude, des droits d’auteur inexistants ou bafoués. Il vous prouvera qu’on peut, qu’on doit rendre hommage aux artistes de leur vivant, et non pas, comme c’est la coutume chez nous, attendre qu’ils meurent dans l’indigence pour se répandre en regrets hypocrites.
Projeté les 7 et 9 mars à Rabat et Casablanca, le documentaire a été offert aux festivaliers des Semaines du film européen. Nos rares cinémas le programmeront-ils un jour ? Nous feront-ils l’économie d’une daube américaine pour caser El Gusto une semaine ou deux ? C’est très peu probable. Une chose est sûre, cela dit : faute de la voir, vous pourrez l’écouter, cette grande épopée du chaâbi, car l’orchestre El Gusto sera là bientôt, au grand complet : le 31 mai au théâtre Mohammed V de Rabat pendant la prochaine édition de Mawazine et le 12 juin au Festival des musiques sacrées de Fès.
«El Gusto», un documentaire irlando-algérien écrit, réalisé et produit par Safinez Bousbia en 2011. 90 minutes.
Sana Guessous. La Vie éco
www.lavieeco.com
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